Conte de la tortue

Il y a de cela très longtemps, occupant tout l’espace, il n’y avait que les cieux, des cieux comme un royaume merveilleux et secret. Tout y était, tout y était parfait, calme et lumineux. Ceux qui y vivaient avaient cette chance inouïe de se sentir dans un présent permanent sans trace de temps, dans un bonheur inaltérable, n’éprouver nulle envie d’autre chose que ce qu’ils pouvaient vivre. Chacun remplissaient son rôle ayant ce sentiment d’importance égale à tous, et par conséquent il y avait une sorte d’indifférenciation absolue entre ceux qui paraissaient petits et les grands, les gros ou les maigres, les féminisés ou les masculinisés, dans une fusion des perceptions et des actions respectives qui maintenait ce royaume en vie, dans une unité sans faille. Respect, Amour, Pureté et innocence, lieu angélique forcément habité par des anges, lieu magique apparu de façon miraculeuse, spontanée. Les confins de ce lieu magique étaient gardés par de minuscules êtres en nombre infini qui modestement s’échinaient à circonscrire la totalité au bord du vide, dans le dépouillement le plus total, ce qui les rendaient livides et exsangues, mais supportaient en silence ces charges considérables en regard de leur taille microscopique, tournés vers le zéro impossible à atteindre. Tout se tenait aussi grâce à eux, malgré ce qui semblait être des actions infimes, ou insignifiantes. De fait le royaume en équilibre pouvait poursuivre son existence sereinement. C’est ainsi, dit-on.
Nous habitions ces cieux, sans exceptions, même si nous n’en avons nul souvenir. Quoique parfois en ce lieu où nous sommes actuellement certains d’entre nous en ont quelques réminiscences très fugitives, nous effleurant à peine.
Le cœur même de ce royaume, le principe qui régissait le tout, était comme un seul habitant les univers sans limite, inaltéré, immortel, éternel, conscient, sachant tout ce qui existe en lui, faisant corps absolu avec ses éléments divers, transcendant tout en son corps, dans une unité fondamentale, un magma vivant, un plasma évoluant dans un vide absolu sans nulle autre présence que la sienne.
Nulle altérité puisque tout était Un. Un parfait. Incréé.
L’Un immuable dans sa perfection libre de tout lien et de tout attachement ne fait rien, n’agit en rien, ne pouvant ni voulant strictement rien opérer en lui, n’ayant rien à faire non plus, tout se faisant tout seul. Nous pourrions comparer cela à un lieu de repos éternel, sans début ni fin. Sans haut ni bas. Tout y étant égal. Sans laideur ni beauté, sans bien ni mal, puisqu’il est sans altérité. Il est uniforme dans le fond, et dans la forme.
Sauf que ce n’est pas définitif. S’il ne se passe rien en ce royaume idéal, merveilleux en apparence, cela ne vit pas, ne meurt pas. C’est comme s’il n’y avait rien, rien que du vide. De même qu’un vide de sens.
Une fois épuisés tous les jeux et distractions à leur service, ceux qui y habitent commençaient à se sentir las de se reposer. De même ceux qui s’échinaient à lutter et progresser vers les bords du royaume, s’ils résistaient, en éprouvaient malgré tout une sorte d’amertume secrète et d’épuisement bien réel.
Tandis que le corps formé de tous ses habitants semblait jubiler de vivre dans cette perfection qui n’avait comme objet que se perfectionner, d’affiner ses équations, et sa puissance et sa totalité, l’Esprit se tenait en retrait dans sa méditation. Il méditait sur les infinis, sans agir. Il savait aussi que pour vivre et se sentir vivant il fallait donner à vivre, donner de l’être, de la pensée, de la liberté, laisser en lui les éléments vivre de leur vie propre. Ce corps parfait dans son unité n’étant face à rien, l’ennui règne sourdement, comme quand tout est connu, tout y est épuisé.
Il y a fort heureusement le mystère, inclus, discret, peu bavard, mélodieux, qui chuchota à l’oreille des attentifs des signes imperceptibles de modifications possibles et surprenantes. Sans présumer de la qualité de ces changements au sein de la totalité en harmonie.
Alors que se passa-t-il au sein de cette perfection de principe sans aucun doute. Cela ne peut venir de là, cette altérité naissante. C’est inclus dans le principe mais n’est pas l’essence ou l’esprit, la volonté ou l’intention initiale qui pousse quelques membres à agir, réagir et sortir de cet état de béatitude n’allant nulle part et n’explorant rien de nouveau. Condamné à terme à n’être plus rien si rien ne s’y produit, plus rien d’inconnu. Comme un feu qui à la longue s’éteint.
Le premier être unique à agir dans un sens, conscient du vide de sens, a agit dans son non-agir, en laissant une part de lui partir ou filer, vivre sa vie sans imposer cette autorité de « principe » comme un personnage qui transforme les règles du jeu les connaît par cœur.
Il a donc semé ce germe qui l’altéra et donna soif d’inconnu. Et en Qui cela fut semé, puisqu’il faut une graine, un germe, ou un début ? Tout cela modifiant profondément les bases du royaume. Sans que nous sachions pourquoi.
Un maillon faible ? Ou un fort ? Ou les deux ?
Les deux parce qu’il n’y a que l’Un dans les deux, qui maintient les deux ensemble, ou qui les sépare.
Donc, cette totalité réelle fut modifiée de fond en comble, à partir d’un seul geste ou d’un seul jet. À tel point qu’apparurent d’autres mondes sous les yeux stupéfaits des premiers habitants du royaume, vivant dans leur cercle fermé de leurs habitudes. Des horizons inconnus surgirent, et dieu sait comme ils sont vastes. Le royaume ébranlé ce fut comme un coup de tonnerre en son milieu. Tous les visages y apparurent. Et apparurent aussi les temps et les espaces, les dimensions parallèles, les histoires que chacun transportait, et dessinaient les masques que la paix du royaume avait comme effacés ou rendu oubliés.
Ce royaume là est comme du stuc, du carton pâte que l’eau fait fondre. Il nous cache à nous autres, soutiers des confins, un possible règne d’une vie en réalité bien plus fine que les apparences. Une réalité qui n’a pas que cet aspect de merveille dénuée de tout le reste. De tous ces passés douloureux, de tout ce qui s’est tramé dans cet endroit obscur, lourd, ténébreux, de ces forges où nous sommes.
Et pourtant nous venons de ce royaume.
Il s’est passé quelque chose au sein de ces cieux n’ayant que l’éternité sans trace de temps qui en chassa nos pères et nos mères, qui les obligea à voir et sortir de cette paix première, à subir hors des paradis où ils vivaient les règles des mondes froids, des espaces vidés de vie, des tourments et des précipices, des pesanteurs et des pierres, des naufrages dans ces océans de misères, des incendies et des effusions sanglantes, tombés dans les violences extrêmes incompréhensibles et terribles.
Quel choc au yeux des anges, des archanges et de tous ces innocents. Quelle stupéfaction. Les habitants du Royaume cependant où ils étaient, se sentirent subitement désemparés de constater un tel désarroi face aux mondes inférieurs, en proie à la souffrance.
À dire vrai, je ne sais si cela s’est passé tout à fait comme ça.
Je suppose simplement qu’il en fut ainsi, par décret divin. Pour un impératif absolu au dessus de nous. Mais qui ne se passe pas sans nous.
Et si nous pensons désormais ce n’est qu’à partir de nous, n’ayant comme inconnu que ce royaume, et espérance d’une unité au sein des existants des univers, pouvant nous délivrer des maux qui nous accablent ou nous plombent.
Tout a commencé avec cette manipulation du corps-âme Lucifer. Tout a commencé dans son rêve, à cet ange radieux, qui était fusionné à ce Dieu. Dieu emprunta cette part sublime de lui-même et en modifia la nature angélique dans une déchirante division, ce qui ne pouvait avoir pour effet que sa révolte, sa haine, et sa chute dans une nuit profonde et dramatique. Mais il restait tout de même en lui cette part de Lucifer lumineux, malgré la part ténébreuse. Ainsi fut-elle nommée Satan.

Non, ce n’est pas ce que vous croyez. Le mal n’est pas dans les profondeurs comme une entité en lutte contre le Dieu sublime. Satan est issu de Dieu.