Plus rien ?

Est ce possible que nous n’ayons plus rien à faire de tout ? Que nous soyons tombés dans la poussière sans importance ? Tout se vaudrait ? Les mots, les actes, les amours et les haines, les souvenirs et les souffrances, les pensées et les conceptions ne seraient que des détails infimes, sans aucune importance. Il ne resterait qu’une masse inconnue et sans conscience, un objet errant dans son propre vide absolu, indéterminé et insensé, sans queue ni tête, dispersé et anéanti. Il n’y aurait nul dessein. Par la suite nul destin. Et nul être à même de penser l’être, puisqu’il n’y aurait nul être pérenne.

Mais ce n’est pas ainsi que se présentent nos existences, nous nous battons pour nous tenir à flot. Nous sommes traversés par les flux d’une vie plus grande qui nous transcende, nous sommes écartelés entre ses dimensions formidables d’effroi. Même en notre minuscule corps, en proie à ses désirs, et ses appétits, la soif de vivre est immense, et si nous ne trouvons pas de quoi vivre, nous succombons dans le noir du désespoir par divers paliers nous abîmant.

Nous sommes en relation étroite avec les cosmos que nous pensons inhabités. Alors que l’étude des différents mondes nous montre à quel point tout est peuplé. Miraculeusement habité. Poursuivant contre toutes ces forces nous attirant vers les bas fonds, notre chemin d’existence. Processus énorme du recouvrement de la mémoire, passée par l’oubli, comme quand on remonte à la surface des eaux. Tout ne se passe pas à notre insu. On nous a soufflé à l’oreille de drôles de choses, qui nous mirent en mouvement et en actions, bonnes ou mauvaises, et dont nous ne manquons jamais d’en récolter les fruits.

Comme si ces univers étaient régis par des lois et non pas par rien ou par accident. Ce qui est antinomique avec la notion de chaos, de désordre et d’entropie fatale qui nous guette. Grosso modo ce que nous nommons Dieu serait cette Loi absolue. Mais loi utile à ces êtres que nous sommes et cherchons à maintenir vivants. c’est à dire entité consciente d’elle-même à des degrés divers, conscience évoluante. Ceci se produit grâce aux œuvres. Comme le peintre face aux images qu’il dessine, y évolue. On peut par conséquent évoquer la question du travail, et essayer d’en comprendre le signe.

Travail, pris au sens physicien. Il n’a que ce sens là. Effort, énergie face à la pesanteur, non celle qui fait tomber les pommes, mais celle qui nous fait tomber dans une profonde misère existentielle. Les deux pesanteurs étant liées. De même nous retrouvons cet accouchement socratique face à celui du travail des parturientes. Ce n’est pas sans douleur que nous accouchons dans notre esprit. La folie nous guette. Le monde préférant garder ses opinions et ne pas être perturbé par des éléments étrangers, cela bousculerait trop les habitudes, cette impression d’être sûr de son bon droit, par la stabilité des groupes et assemblées partageant des visions ou des visées communes, habituelles.

Celles-ci s’affirmant toujours par opposition. Les puissants s’affirment par opposition aux inerties, aux passivités et aux ignorances, aux lacunes. Les masses s’opposent aux masses adverses. Les clans aux clans, et le monde se referme dans son enclos, sourd aux autres. Sourd aux autres disciplines et aux autres langages, hermétique aux autres moyens d’expression qui, à l’examen veulent dire les mêmes choses, ou espèrent nous conduire vers un but commun.

Celui n’étant jamais défini. Et pour cause, il n’est pas ici. À ce propos, c’est une explication à l’esclavage : Celui qui affirme détenir une parcelle de ce but arrive toujours à en persuader les autres et asseoir son pouvoir, quitte ensuite à la conserver par la violence. Ce n’est pas par la violence, ou la brutalité que commencent les aliénations, ou les chaînes qui nous retiennent les uns aux autres. C’est par ruse, par malignité, par subtilité. Certains pensent par intelligence. Ce qui est insuffisant pour fonder des humanités. Il faut que les lumières soient pleines de nos amours.

Et là, on est dans l’irrationnel des émotions. Et des mémoires. Mnémosyne, mère des muses. Et de la mémoire.

On n’accomplit pas un bon travail si on ne se souvient pas pour quoi ou pour qui on l’accomplit.

Et puis, cette folie, cette espèce de schizophrénie, ce tiraillement entre les pôles opposés, jusqu’où nous mènera-t-elle ? ça commence dans nos têtes, ça envahit les mondes.

Des moments d’extase

Je pensais ne plus écrire. Et puis se présentent toujours des éléments nouveaux qui m’obligent à reprendre la plume. Oh non, pas des choses terribles, fulgurantes, non, des choses simples, relatives aux œuvres d’art et leur présence parmi nous comme un décorum, révélateur de tout ce qui se passe en notre intérieur et qui nous parlent, sont là pour nous rappeler ces dimensions inconnues, invisibles, à peine perceptibles, si subtiles ou si fragiles, qu’elles s’avèrent vitales dès lors qu’on aborde certaines rives, et tous ces paysages inconnus frémissants.

Dans ce sens, les belles œuvres nous ayant ouvert la porte, il est impensable de la refermer, de même que ces livres, une fois lus, en appellent d’autres.
Quelle étrange alchimie dans nos esprits…

Ce sont les actes qui précèdent les œuvres, celles-ci témoignant des actes à notre portée. Comme des moments d’extase ou de bonheur.

Mise à jour et fin.

Qu’il est difficile de fermer la porte et de tirer un trait sur un achèvement. À qui s’adressent ces mots ? À moi sans doute, puisque dans le chemin sinueux du langage il se trouve des choses qui se mettent à jour, des choses enfouies dans les ténèbres, et qui éclosent comme des graines après la floraison.

Nos actes, des mots, seraient tels qu’ils ne serviraient que nous, comme une charité bien ordonnée. J’en fis le constat au cours d’une exposition de mes œuvres sculptées, après les remarques sensées d’un public. L’œuvre nous ouvre d’abord à nous-mêmes, à ce que nous contenons et exhumons par nos ouvrages. S’ils sont justes, c’est à dire précis, assez épurés, ils seront lisibles, intelligibles, mettant les points sur les i, et non à côté.

Nous sommes des animaux étranges, ayant des besoins tout à fait anormaux de parler, de dessiner, de tailler dans la matière, d’ériger des totems, ou des tours destinées à s’effondrer, des fusées allant nulle part dans le vide, des performances absolument vaines, si nous passons à côté de notre âme. Si nous perdons la clef de sa porte, par nos mensonges, nos idioties et nos traîtrises affreuses, par tous ces crimes perpétrés qui nous enterrent et nous oppriment.

Un jour, disant à mon maître que je n’avais plus rien à écrire, il m’a répondu qu’il en écrirait encore des livres et des livres. C’est donc ça la question, cette traversée par tous les hommes et les femmes, d’un Verbe inépuisable.

Le 13 mai 2023

Chien poète